Les somnambules
- Lionel ROQUES (Délégué syndical CFDT)
- 29 avr. 2019
- 3 min de lecture
La notion de « Service public » est une spécificité bien française. Ce concept apparaît plutôt sous l’appellation « Mission d’intérêt général », au niveau de l’Europe communautaire par exemple. Cette nuance induit plus largement la notion de délégation à un tiers, tiers dont la finalité peut, souvent, être lucrative. L’administration française, et Pôle emploi dans son sillage, s’est engagée sur cette voie.
Il existe aujourd’hui un portail de la transformation de l’action publique. Dans le cadre du projet « Action publique 2022 », un fonds a été créé par le gouvernement afin de récompenser des projets innovants. Celui présenté par Pôle emploi a eu un bel écho puisqu’il a raflé une enveloppe de 20 millions d’euros. Parmi les axes de transformation proposés, personne ne s’étonnera que celui choisi par notre employeur concerne « la transformation des modes d’action publique et des administrations par le numérique ».
Et nous y voilà encore, engagés furieusement dans cette course sans fin ! L'idée est de soutenir les conseillers de Pôle emploi avec des outils d'Intelligence Artificielle… pas de les remplacer… nous dit-on afin de rassure les inquiets ! Les automatisations porteraient sur le sempiternel écueil du ciblage des demandeurs d’emploi. Non seulement pour mettre en face un service adapté (rappelez-vous l’un des slogans de la précédente Convention Tripartite : « Faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin », mais aussi pour permettre à chacun de repenser sa recherche d’emploi en fonction de son profil, du bassin d’emploi dans lequel il se trouve, de son projet… Et le tout avec une démarche « scientifique ». Il y aura aussi un volet Entreprise avec un accompagnement des projets de recrutement. Enfin un traitement plus automatisé des échanges électroniques. L’Intelligence Artificielle nous y aiderait donc… Et nous revoilà devant cet éternel débat entre les scientistes et les sceptiques : est-il préférable de confier le pouvoir à des « politiques » ou à des experts ? Doit-on s’en remettre les yeux fermés à un traitement massif de données, à un traitement statistique de l’information ? Il y a soixante ans, Arthur Koestler écrivit un essai intitulé « Les somnambules ». Il y reprend l’histoire de l’astronomie, d’Aristote à Kepler, et montre que la science avance comme le ferait un somnambule. Et il montre aussi comment une superstition religieuse peut entraver la connaissance parce que, dans un verset de la Bible, Jonas arrête la course du soleil. Nous en sommes là encore aujourd’hui même si les fausses croyances et les idées reçues ne sont pas toujours d’ordre religieux… Avec l’Intelligence Artificielle, mythe aux contours mal définis, les questions du sens et du pouvoir se posent aussi. Nous ne pouvons nous empêcher de repenser à HAL, le robot qui s’empare du pouvoir des hommes dans « 2001 Odyssée de l’Espace ». L’Intelligence Artificielle fait appel à la neurobiologie, aux mathématiques et à l’informatique. Or, l’être humain ne fonctionne pas comme un algorithme, sa démarche n’est pas un modèle de rationalité. Selon que l’on s’est disputé ou pas avec son (sa) conjoint(e), nous n’aurons pas la même « performance » devant un employeur. Nous sommes capables de justifier un choix contraire au choix raisonnable pour peu que l’on ait mal aux dents ou que l’on soit d’une humeur taquine, à déjouer les pronostics et les lois de la probabilité. Là encore, sur le débat de l’IA, notre syndicat a une place à prendre. Pour éclairer notre route et ne pas avancer comme des somnambules… Car, même si, insensiblement, le choix de l’IA nous est proposé, au prétexte d’avantages divers, veillons à ne pas nous perdre dans la brume.
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